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"5 à 7" N° 12 du Mercredi 20 mai 2009

Gouverner l’Ecole par Denis Meuret

Denis Meuret, professeur en sciences de l’éducations à l’université de Bourgogne, enseigne à l’IREDU (Institut de recherche en éducation-Dijon)

Il est venu débattre autour de son ouvrage, Gouverner l’École.

Dans la plupart des pays, ont lieu des réformes assez radicales du gouvernement de l’éducation.
Ce qui caractérise la France n’est pas - loin de là - l’incapacité d’imaginer ou d’engager des réformes, mais le fait qu’elles sont justifiées par des valeurs secondaires (l’adaptation à la compétition économique, aux nouvelles populations. ), et qu’elles prennent des formes technocratiques, facultatives ou incantatoires, parfois silencieuses (l’assouplissement de la carte scolaire depuis 1984), d’autres fois encore contradictoires.
De ce fait, elles laissent aux traditionalistes le monopole des références à la citoyenneté et aux valeurs ultimes de l’éducation. L’éducation française est donc toujours administrée, mais elle n’est plus gouvernée : le lien n’est pas fait entre un état du monde, une conception de l’éducation et un mode de fonctionnement de l’institution. Cet ouvrage interprète cette situation à la lumière de la notion de modèle politique d’éducation et d’une comparaison France/États-Unis.
Le modèle proposé par Émile Durkheim dans le cadre de la conception rousseauiste de la société politique, a permis l’éducation publique française et sa modernisation, mais devient un obstacle dès lors qu’il s’agit d’améliorer l’école plus que de la moderniser, tandis que le modèle américain, proposé à la même époque par John Dewey dans le cadre d’une société politique d’inspiration lockéenne, permet davantage à ce pays - quoiqu’en disent les détracteurs américains de ce modèle - de penser, d’expérimenter et de mettre en ?uvre une éducation permettant aux élèves de faire face au monde qui vient, et aux enseignants, de trouver leur place dans une société de responsabilité.

Denis Meuret, Gouverner l’École - PUF - Mars 2007

Article publié dans le mensuel du Café pédagogique

Denis Meuret : gouverner l’Ecole
Une comparaison France / Etats-Unis.

Comment parler de l’Ecole en France et aux Etat-Unis sans tomber ni dans la diabolisation ni dans la langue de bois ? Denis Meuret tente un exercice étonnant, souvent à la limite de l’urticant, mais qui pose une question lourde : à quel prix un système politique peut-il piloter efficacement une grande institution comme l’Ecole ?

« En France, l’Ecole est administrée, mais pas gouvernée ». C’est une des conclusions de Denis Meuret, professeur à l’IREDU (Dijon), dans son dernier ouvrage « Gouverner l’Ecole (PUF). Pire même, selon l’auteur, le modèle américain, si décrié en France pour son caractère inégalitaire, permet mieux à ses élèves de « faire face au monde » et à ses enseignants de « trouver une place ».

Pour D. Meuret, la France est victime du choc entre deux visions idéologiques. Issu de Rousseau et Durkheim, le modèle français prône l’élévation à la Raison, à la Liberté, par la maîtrise, l’inhibition, le sacrifice. Au contraire, le modèle américain, inspiré par Locke, Dewey et les valeurs libérales, l’Education vise à aider l’homme à améliorer sa condition, valorisant la créativité, l’expérimentation.

Ces modèles, plus que centenaires, influencent encore largement le fonctionnement des systèmes éducatifs et les discours produits sur l’Ecole : les élèves américains pensent que leurs professeurs respectent davantage leur opinion, osent davantage se tromper, les aident à prendre confiance en eux. A l’inverse, la France continue de maintenir les clivages entre primaire et secondaire, enseignement général humaniste et technique orienté vers la production. Et une des difficultés des « rénovateurs » français, dit Meuret, est qu’ils refusent de rejoindre la vision pragmatique qu’a Dewey des enjeux scolaires : ils privilégient le « comprendre » sur l’action, s’enferment dans des visions « méfiantes » d’un monde hostile. Ils rejoignent ainsi, paradoxalement, leurs ennemis irréductibles, les « républicains », prompts à dénoncer la faillite d’une école qui renoncerait à la clôture, à l’effort, pour céder au sirènes de la consommation immédiate.

Qui doit contrôler les enseignants ?

Dans sa seconde partie, D. Meuret creuse la question de la « régulation de l’éducation ». Aux Etat-Unis, le contrôle local exercé sur les enseignants donne aussi bien des résultats « admirables » (investissement des enseignants) que détestable : corruption, inéquité. L’ancien modèle français de la IIIe République (programmes nationaux et inspections) s’estompe (contrainte libérale ou essoufflement ?) au profit du « conseil pédagogique » et de l’autonomie des établissements. Mais cette nouvelle régulation présente « des risques, des difficultés, des effets pervers » qui menacent de la dérouter de son ambition d’équité. Gain d’efficacité par la concurrence ou ségrégation accrue ? Le pilotage par les résultats (fixer des objectifs et mesurer leur atteinte) en est encore à ses balbutiements. L’évaluation par compétences se développe plus difficilement en France qu’aux Etats-Unis, rencontre plus d’obstacles parmi les enseignants français dont une bonne part est convaincue que « tout le monde n’est pas fait pour les études » (cf enquête du SNES, p. 121). Paradoxalement, « ils font face à l’ouverture du système d’une manière qui sera sans doute un jour jugée aussi élogieusement que les hussards noirs de la IIIe République, mais pensent qu’ils trahissent la dignité de l’enseignement secondaire ». L’impossibilité de trouver un consensus national autour de l’idée d’un « socle commun » en est, pour lui, un indice supplémentaire. C’est une idée spécifiquement française, écrit Meuret, que la fréquentation de l’enseignement secondaire par des élèves plus faibles nuise aux autres…

Dans le même fil, il constate que la revendication d’autonomie des établissements, poursuivie par la deuxième Gauche issue de 1968 (Savary, le SGEN…), caractérisée par la mise en place de « projets d’établissements », se heurte à l’opposition de ceux qui y voient l’irruption du marché. Même le point de vue équilibré de la loi de 1989 ne se traduit pas dans les faits : les cycles restent virtuels, la collaboration entre enseignants limitée. Mais D. Meuret nous invite à ne pas opposer un enseignant français individualiste et bureaucratique, quand son collègue américain serait chaleureux et collaboratif. Dans les deux pays, ce qui se passe dans la classe est pour l’enseignant l’essentiel. Mais ce qui caractérise la France, c’est l’accumulation de libertés « mortes dès leur naissance » (10% pédagogique, TPE…). Au contraire, l’idée que l’éducation est d’ordre local est très ancré aux Etats-Unis, avec 14000 districts régulés localement par un schoolboard élu. Avec une double conséquence sur le débat sur la carte scolaire : elle favorise le privé ou l’autonomie, mais renforce la communauté de ceux qui habitent sur le même lieu (« c’est notre école » davantage que « on nous oblige à aller là »). A cet égard, D. Meuret considère que le fait que Sarkozy et Royal ouvrent le débat sur la carte scolaire est en France un événement considérable, dans un pays où se débat est « refoulé » pour des raisons idéologiques.

Cinq indices de l’efficacité d’une politique...

La régulation « par les résultats » se heurte en France au désormais célèbre « plafond de verre » : alors que son expérience centralisatrice est un avantage pour produire évaluations nationales et impulsions centrales, « le miroir des indicateurs n’est que très peu utilisé » : la culture de l’encadrement se développe, mais n’arrive pas à trouver des stratégies efficaces pour arriver jusqu’aux enseignants : évaluations des établissements, des personnels… (p170). Comment donc dépasser cette « langue des cadres » pour que la réforme arrive à donner des résultats dans la classe ? Pour Meuret, c’est pour une bonne part parce que les enseignants acceptent mal de « rendre des comptes » individuellement, au nom d’une « légitimité politique » (défense du caractère national, lutte contre la mise en concurrence libérale, asservissement de l’Ecole aux intérêts économiques…), qui contribue à empêcher les usagers eux-mêmes de demander des comptes à la Nation, et donc les entraîne vers la recherche de solutions de débrouillardise individuelle.

Ce qui distingue donc le pilotage français de son cousin américain serait donc, pour l’auteur, corrélé, bien défini par la théorie d’Andrew Porter : pour réussir, une politique doit répondre à cinq caractéristiques :

 spécificité (le fait que les instructions soient suffisamment précises et détaillées)

 consistance (cohérence entre différentes politiques, présentes et passées)

 autorité (normes sociales auxquelles elle correspond, prestige de ses instigateurs et soutiens)

 pouvoir (manière de mobiliser sanctions, récompenses symboliques ou matérielles)

 stabilité (degré de constance des politiques au fil du temps…)

Au terme d’un ouvrage que d’aucuns jugeront de parti-pris, Denis Meuret ne veut absolument pas conclure à la « décadence » ou à la « rigidité » du système français : à bien des égards, dit-il, il continue de s’améliorer, les profs font ce qu’ils peuvent pour mettre en œuvre un enseignement « plus pertinent », « riche et rigoureux ». Mais son modèle politique le gène pour aller plus loin, pour lutter contre les maux modernes : la recherche de l’entre-soi, la recherche de la sécurité sans risque, le droit plutôt que le devoir… Si le système français ne prend pas par les cornes ses maux (classements binaires, redoublement, filiarisation), le système restera à une vision de l’Ecole dressée contre l’extérieur, ne pourra lutter contre le sévère diagnostic de reproduction que firent Bourdieu et Passeron il y a désormais 40 ans… Faute de capacité de progrès, le pouvoir politique sera alors condamné à sa plus détestable image, le « pouvoir de nuisance », « inspirant des politiques régressives sans pouvoir en assurer la justification aux acteurs… Ça vous rappelle quelqu’un ?




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