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II-Lois laïques, loi de 1905 : des menaces ? ("5 à 7 "du 16 avril)

Intervention introductive de Pierre Tournemire, secrétaire général-adjoint de La Ligue de l’enseignement

Jean-Luc Villeneuve et Pierre Tournemire

La question peut paraître curieuse puisque, aujourd’hui, tout le monde se déclare laïque. En fait, seuls les « laïques historiques » pensent qu’elle est menacée, mais la question est plus complexe qu’il n’y paraît car si tout le monde est d’accord sur le mot, on constate de grandes différences sur la notion, en raison :
 d’un lourd héritage historique réécrit le plus souvent pour servir des thèses du présent
 d’un cadre juridique méconnu ou mal connu
 des références idéologiques liées à des conceptions philosophiques et à différentes approches de la laïcité :
 résultat d’un compromis permettant un vivre ensemble pacifié ou conception philosophique contribuant à l’émancipation individuelle et collective et luttant contre toutes les formes d’obscurantisme,
 centrée sur le traitement des conditions des pratiques religieuses ou s’intéressant plus largement à toutes les activités sociales contribuant à forger des opinions ou induire des comportements
 valeur acquise donc notion du passé ou question actuelle car menacée.

Le Recul historique est donc nécessaire :

Dans notre pays, la laïcité a longtemps été vécue comme un conflit avec l’Eglise catholique. Il ne s’agissait pas de problèmes portant sur la croyance mais d’un problème politique concernant la vision de la France et la légitimité de son gouvernement.

Pendant des siècles, la vie quotidienne, celle des individus comme celle de l’Etat et des institutions a été inspirée par la religion chrétienne. Le roi tirait sa légitimité de l’Eglise tout en affirmant son autorité sur le clergé et limitant au spirituel sa soumission à l’Eglise. Cette distinction pour les sujets du Roi : obéissance à ses représentants pour les actes de la vie civile et soumission au clergé pour leur vie spirituelle, s’est trouvée bouleversée par le pluralisme religieux provoqué par la Réforme qui va rendre nécessaire l’établissement d’une coexistence acceptable. Pour répondre aux effroyables guerres de religions, Henri IV impose l’Edit de Nantes qui accepte l’existence de la religion protestante. L’instauration de cette tolérance est une avancée décisive pour la laïcité, mais encore insuffisante car tolérer la diversité, c’est l’accepter comme un moindre mal, mais un mal tout de même. Elle est par ailleurs fragile car elle peut être retirée par ceux qui vous l’accordent : Louis XIV y mettra un terme, considérant qu’il ne peut y avoir dans le pays que « un Roi, une foi, une loi ».

C’est la Révolution française, s’appuyant sur la philosophie des lumières et le long cheminement vers l’autonomie de la personne pour qu’elle soit capable de penser par elle-même, qui va substituer la légitimité du peuple souverain à la monarchie de droit divin. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme que « les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » et qu’ils ne peuvent être ni privilégiés ni discriminés par une appartenance religieuse. Mais l’Eglise catholique n’acceptera pas la constitution civile du clergé et le pays connaîtra dans plusieurs régions une nouvelle guerre civile. Napoléon imposera le Concordat cherchant à acheter la paix sociale en redonnant force et puissance en particulier à l’Eglise catholique qui va renouer avec l’alliance du « Trône et de l’Autel », soutenir Monarchie et Empire et s’opposer aux républicains. Aussi, la laïcité ne s’imposera qu’avec la III° République en conflit avec cette Eglise catholique. C’est l’Eglise qui porte l’essentielle responsabilité du conflit car les choses auraient pu se passer autrement si elle avait fait d’autres choix devant les gigantesques mutations sociales, culturelles, scientifiques et techniques du XIX° siècle. L’Eglise aurait pu accepter, puisqu’elle l’a fait plus tard, les principes de la modernité et se recentrer sur sa mission apostolique en concurrence avec d’autres options spirituelles. Or, elle fait le choix de se soumettre au Pape Pie IX qui, en 1864, dans une encyclique restée célèbre sous le nom de « Syllabus » condamne tout ce qui va dans le sens du progrès et des libertés. L’Eglise va soutenir les politiques réactionnaires et marquer de son empreinte cléricale la société et les comportements individuels au mépris des aspirations sociales et démocratiques. Aussi, après des débuts de la III° République aux mains d’une majorité monarchiste et cléricale qui impose « l’Ordre moral », Léon Gambetta, constatant que toutes les manœuvres contre la République sont organisées par des catholiques, peut légitimement s’écrier : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ».

Les affrontements vont être violents, pour l’instauration d’une Ecole publique d’abord puis, suite à « l’Affaire Dreyfus », sur le fonctionnement de la République car l’Eglise catholique soutenant ses congrégations prétendant dicter les comportements sociaux va s’allier aux forces réactionnaires. La victoire électorale des républicains et l’instauration d’un gouvernement de défense républicaine apporteront « la réponse du berger à la bergère » et une politique très hostile aux congrégations. Cette politique étant approuvée par les électeurs, Emile Combes pourra mettre hors la loi les congrégations, en particulier enseignantes, et tenter de contraindre l’Eglise de prendre ses distances avec le Vatican. Dans ce contexte violent, Maurice Allard, député socialiste du Var, pourra déclarer que le rôle de la République est de supprimer « la malfaisance de l’Eglise et des religions » car « le christianisme est un outrage à la raison, un outrage à la nature ».

Il a fallu deux visionnaires politiques : Briand et Jaurès pour comprendre que l’intérêt de la République et de la laïcité n’était pas de prolonger cet affrontement, mais de faire une loi de pacification basée sur la liberté. La loi de 1905, dite de Séparation des églises et de l’Etat est en effet une loi « juste et sage » qui sera appliquée dans un esprit de tolérance. Le pari estimant qu’ainsi l’Eglise évoluerait de l’intérieur sous la pression des catholiques eux-mêmes pour qu’elle accepte la laïcité et les principes républicains était osé en 1905 mais, même s’il a fallu du temps, il a été gagné alors que partout ailleurs où des gouvernements ont cherché à contraindre les religions c’est l’inverse qui s’est produit.

La guerre des 2 Frances – catholiques et de droite contre laïques et de gauche – qui a marqué la deuxième moitié du XIX° siècle et la première moitié du XX° a laissé place à une situation plus complexe. Elle n’était pas simple hier, mais pour l’essentiel, les chemins de la liberté comme de l’émancipation individuelle et ceux de la reconnaissance de l’identité étaient les mêmes. Un Etat fort, protecteur et émancipateur pouvait gommer la diversité.

Aujourd’hui, dans un contexte où les certitudes des « Lumières » sur l’éducation, la raison, les sciences et le progrès sont ébranlées , un modèle qui s’est progressivement imposé comme porteur de liberté et d’émancipation peut être vécu comme une tentative d’aliénation cherchant à maintenir une colonisation des esprits. Certains craignent même que la laïcité soit le moyen de justifier le refus de la diversité et le modèle républicain un alibi pour faire perdurer les inégalités réelles. Il faut dire que la question de l’islam dans une situation internationale très tendue, l’influence croissante des médias, une immigration utilisée comme source de conflits reposent la question de la laïcité. La revendication d’une large visibilité de l’appartenance religieuse, en particulier pour les musulmans, est souvent l’expression d’une volonté de voir reconnue leur identité, mais cette revendication est mal perçue par une partie importante de l’opinion qui y voit le signe d’un retour en arrière et une mise en cause de la laïcité.

On assiste donc à un nouveau durcissement des positions.
 Pour certains : la religion = espérance pour donner un sens à la vie et une correction des injustices : « la vieille chanson qui berce la misère humaine » ou « l’opium du peuple »
 Pour d’autres : la laïcité doit tenir à distance les particularismes réservés à l’intimité de la sphère privée. L’espace public doit être préservé de l’expression des convictions.

Dans un tel contexte, à l’aune de la construction européenne et de la mondialisation, si l’on veut éviter les affrontements, la laïcité doit garantir cinq principes indissociables et nous devons être exemplaires dans leur application.

5 principes qu’on ne peut dissocier :
 assurer le respect de la personne humaine et des droits de l’homme
 favoriser la lucidité par le plus large accès aux connaissances
 garantir l’expression du pluralisme
 développer les valeurs partagées dans les rencontres et les actions communes
 promouvoir la justice sociale

1 – assurer le respect de la personne humaine et des droits de l’homme

La fonction première de la laïcité est de protéger les personnes de tout asservissement. Cela suppose :
 que soient assurées leur l’autonomie et leur liberté de conscience. La pratique religieuse reste liée à une liberté de choix individuel, ce choix ne devant être ni contraint, ni interdit.
 l’égalité en droit des citoyens qui ne doivent ni être privilégiés, ni discriminés en fonctions de leurs convictions religieuses.
 enfin, que personne ne soit assigné à résidence ou prisonnier de son identité, d’un territoire, d’une histoire ou d’une religion. Son identité se construit, certes à partir de ses origines, mais surtout par ses projets.

2 – favoriser la lucidité par le plus large accès aux connaissances

Chacun construit en permanence ses convictions qui sont le produit de ses connaissances et de ses croyances. Mais pour être respectables, ces convictions doivent à la fois être respectueuses d’autres convictions et le résultat d’une démarche lucide et sincère. Aussi, la laïcité doit contribuer à l’émancipation individuelle et combattre l’obscurantisme ou les dogmatismes. Sciences et foi, connaissances et croyances doivent être distinguées. Une foi sincère doit pouvoir être interpellée pour se distinguer de la crédulité, des superstitions et des préjugés. Etre croyant n’interdit pas d’être lucide et d’avoir une réflexion critique sur le statut du savoir. La connaissance, elle, n’est pas le résultat d’un choix et on ne peut pas davantage décider combien font deux et deux qu’on peut mettre sur le même pied la théorie de l’évolution et le créationisme. Sans retomber dans les travers du positivisme ou du scientisme, il faut toujours permettre à tous d’accéder à tout ce qui compte dans les savoirs. Plus on sait, plus on est libre et cela relève d’un apprentissage tout au long de la vie, par la liberté de penser à l’aide de la raison critique, mais aussi par le développement de la sensibilité et des facultés créatrices.

Michel Debon

3 – Garantir l’expression du pluralisme

Notre société est durablement multiculturelle de fait. Il n’est pas possible d’interdire l’expression de cette diversité ou alors au détriment de l’environnement démocratique. L’espace public ne peut pas être neutre car il serait triste à mourir ou un enfer totalitaire. Les revendications identitaires ou les pratiques religieuses doivent pouvoir légitimement s’exprimer dans l’espace public sans contrainte ni suspicion, aux seules conditions de respecter l’ordre public, les libertés fondamentales et l’intégrité des personnes. L’exercice du culte de son choix n’est pas restreint à l’intimité de la sphère privée mais une liberté publique pouvant s’exercer librement.

Dire que la religion est affaire privée signifie qu’elle ne doit pas empiéter sur la délibération politique – distinction de la citoyenneté et de la religion – et qu’elle ne recherche pas à s’imposer à ceux qui ne veulent pas la partager. « La loi protège la foi aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi. ». La République n’obéit qu’à ses lois démocratiquement adoptées. L’Etat ne saurait être sous la pression des injonctions religieuses ou partisanes et nul n’est autorisé à s’exprimer au nom des citoyens s’il n’a pas été librement mandaté par eux. « La République n’accepte aucun credo, n’en impose pas et n’en interdit aucun ».

Mais si l’on veut préserver l’environnement démocratique, il faut à la fois éviter les dramatisations à propos de manifestations ou de revendications religieuses et ne pas rester inertes face à des revendications ou des comportements contraires aux libertés fondamentales, aux droits des personnes, à l’égalité homme – femme…. Il n’est pas question de faire preuve de naïveté, de minimiser certains comportements. Respecter des traditions culturelles n’oblige en rien à accepter des conceptions discriminantes pour les personnes ou les groupes. Il n’y a pas de prescriptions supérieures aux lois communes : un délit est un délit, nulle religion ne saurait justifier un crime ou une agression contre la personne humaine. La liberté religieuse n’implique pas la liberté laissée aux religieux d’imposer les règles qui leur sont spécifiques à l’ensemble de la société.

4 – développer les valeurs partagées dans les rencontres et les actions communes

Le respect de la liberté individuelle doit s’intégrer dans la recherche de valeurs partagées et le respect de l’intérêt général car une société ne peut exister sans valeurs communes et sans quelques règles acceptées pour vivre ensemble. Ainsi, s’il est légitime d’extérioriser ses convictions, on n’est pas obligé de le faire de façon provocatrice et agressive. De la même manière, vivre en bonne intelligence suppose un esprit aussi conciliant que possible avec des comportements qui peuvent être irritants. En démocratie, on doit respecter les différences, à la condition naturellement qu’elles soient respectables, mais en aucun cas il ne s’agit d’accorder des droits différents. Par ailleurs, pour faire vivre ensemble des personnes différentes, il faut donner des perspectives partagées. Nous construisons un destin commun et cela suppose que chacun apporte sa pierre. Pour cela, il faut des repères par rapport au territoire et à son histoire, ce qui exige le respect des mémoires. Il est nécessaire d’apprendre notre histoire commune en assumant les blessures qu’elle a provoquées et en dégageant les éléments contribuant à une compréhension mutuelle.

5 –promouvoir la justice sociale

Le réel est têtu et la laïcité ne peut se cantonner au ciel des idées. La misère est sourde à l’égalité de droit, l’exclusion est grosse de révoltes et le « vivre ensemble » paraît alors une provocation. La laïcité réclame la justice sociale, l’égale dignité et la lutte contre toutes les discriminations pour que soient, à la fois et dans le même temps, garanties l’expression de la pluralité des convictions et l’émancipation individuelle dans la paix civile. L’égalité de droits exige que soient aussi diminuées les inégalités de conditions.

La crise économique avec son accompagnement de misères et de drames sociaux a entraîné un renouveau de l’irruption du religieux dans des réseaux divers pour remplir une fonction sociale d’apaisement des souffrances et panser les plaies incurables du système capitaliste par la mobilisation de la compassion. Cette action caritative est indiscutablement utile, mais elle n’est pas toujours dénuée d’arrière-pensée et peut générer des embrigadements et des ségrégations. Aussi, il est préférable que l’indispensable solidarité soit assurée par une politique sociale garantie par la puissance publique. Contrairement aux mises en cause actuelles des services publics et aux atteintes aux associations ouvertes à tous, l’Etat doit garder une fonction de régulation sociale.

La mise en œuvre réelle, au quotidien, de ces principes est indispensable. Mais, nous sommes face à un ensemble fragile : concilier émancipation et respect des croyances n’est pas chose facile. En voulant faire reculer l’obscurantisme pour assurer l’émancipation, on peut heurter des convictions profondes et donner le sentiment d’une atteinte aux libertés. Le XX° siècle a montré les dégâts provoqués par ceux qui veulent faire le bonheur des gens malgré eux. A l’inverse, le strict respect des croyances peut générer le laxisme et ne pas protéger les personnes face au prosélytisme. La liberté d’expression doit garantir le droit au blasphème sans que cela porte atteinte au respect des individus.

L’attitude laïque ne peut se satisfaire du rappel incantatoire de grands principes ou d’asséner des vérités. Elle consiste à développer des arguments pour convaincre et permettre à chacun de chercher sa vérité. La laïcité est justement l’éthique pour pouvoir débattre de tout avec tout le monde. Respecter son interlocuteur ne signifie pas approuver ses dires ou ses comportements, au contraire cela suppose débattre avec lui. Mais débattre exige à la fois l’affirmation de convictions profondes et l’exercice de cette faculté si riche de l’esprit : le doute, c’est-à-dire considérer qu’il peut y avoir une part de vérité chez l’autre qui permet l’enrichissement de ses propres positions par un vrai débat. Cela nécessite pour chacun une quête permanente de la vérité sans jamais être certain de l’avoir trouvée et en se méfiant de ceux qui prétendant l’avoir fait voudraient vous l’imposer. Laïcité toujours menacée.

Il est donc normal qu’aujourd’hui, comme en 1905, les diverses approches de la laïcité entraînent des réponses différentes. Aussi, il appartient à chacun d’avoir beaucoup de lucidité sur ses propres réponses en évitant de s’enfermer dans une conception abstraite de l’universel, mais en sachant concilier affirmation des principes républicains avec leur mise en œuvre réelle par la prise en compte de la diversité des réalités quotidiennes.




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