Évaluer l’action éducative
Des professionnels en concurrence.
Xavier PONS PUF, Paris, septembre 2010.
Partant de l’idée qu’on ne peut comprendre le débat public sur l’évaluation de l’action éducative en France, et son éventuel impact sur la décision politique, sans interroger les méthodes et pratiques effectives de ceux qui évaluent, Xavier Pons a conduit – dans le cadre d’une thèse de doctorat en science politique – une enquête de terrain qui vise à rendre compte de l’évolution de cette politique éducative depuis 1958. Il en tire la conclusion qu’en l’absence d’une demande politique d’évaluation claire et stabilisée de la part des décideurs et des acteurs de l’éducation, c’est principalement la concurrence entre les professionnels de l’évaluation qui explique l’évolution de cette politique entre 1958 et 2008.
L’approche retenue est « empirique et inductive » : l’auteur écarte volontairement toute définition préalable de l’acte d’évaluation, et se propose d’analyser les pratiques effectives des évaluateurs quand ils disent évaluer. Les évaluateurs retenus sont ceux qui interviennent au niveau national dans l’évaluation de l’action éducative – entendue comme action publique en matière d’éducation – dans l’enseignement scolaire (élémentaire et secondaire). Il s’agit des évaluateurs officiels qui ont une mission officielle en la matière de par la règlementation en vigueur (les Inspections Générales et la Direction de l’Évaluation de la Prospective et de la Performance) et d’évaluateurs latents qui ont, de fait, des activités qui les conduisent à se prononcer sur le fonctionnement souhaitable du système éducatif, certains depuis le début de la période, alors que d’autres sont intervenus plus récemment. Ce sont en particulier la Cour des comptes et l’OCDE.
Les nombreux entretiens menés avec des acteurs présents ou passés relevant de chacun de ces évaluateurs et l’analyse de nombre de leurs productions, publiques ou non, au cours de la période ont conduit Xavier Pons à caractériser les connaissances que chacun d’entre eux produit sur le système éducatif, comme une des formes prises aujourd’hui par les sciences de gouvernement dans le domaine éducatif : ainsi, les Inspecteurs généraux pratiqueraient l’art de l’extrapolation empirique, la DEPP, la science du constat chiffré et l’OCDE, l’économie comparée de l’éducation.
La démonstration qu’il n’existe pas en France, au cours de la période de 1958 à 2008, de demande clairement formalisée d’évaluation de l’action éducative de la part des acteurs du système éducatif, fait l’objet d’un chapitre où l’auteur constate que les décideurs se sont bien gardés de lever le flou qui entoure la notion d’évaluation, alors que cette dernière faisait l’objet d’une institutionnalisation progressive – mais hésitante – avec, notamment, le développement des évaluations standardisées des acquis des élèves et des comparaisons internationales, la création d’une DEP au ministère de l’Éducation nationale, la commande de nombreux rapports sur l’état et l’évolution du système éducatif, la mise en place d’une consultation nationale sur l’avenir de l’École en 2004, etc.. Alors que de très nombreux travaux ont été produits par les évaluateurs tout au long de la période, l’évaluation n’a jamais cessé de susciter des débats publics et des réactions diverses, notamment de la part des partenaires syndicaux, ce qui n’a évidemment pas incité les responsables politiques à préciser une conception de l’évaluation et les fonctions qu’ils lui assignaient. En tout état de cause, l’impact effectif des travaux d’évaluation sur l’orientation ou la réorientation des choix éducatifs apparaît mince.
Dans ces conditions, face à une demande incertaine et peu structurante, c’est la dynamique de la concurrence entre ces évaluateurs – dont l’enjeu est d’arriver à proposer une science de l’évaluation qui englobe toute les autres – qui expliquerait l’évolution de la politique d’évaluation de l’action éducative et les formes successives qu’elle a pu prendre. L’histoire de la politique d’évaluation depuis 1958 pourrait ainsi s’analyser en cinq périodes en fonction, notamment, de changements jugés décisifs en matière de production de connaissances, généralement liés au fait que tel ou tel évaluateur est en capacité de placer sa science de gouvernement en position dominante et « englobante » par rapport aux autres.
Il n’est pas possible en quelques lignes de résumer toute l’analyse ainsi proposée, en particulier lorsqu’il s’agit pour l’auteur de montrer comment s’opère le passage d’une période à l’autre, ou plutôt comment tel évaluateur peut parvenir, à un moment donné, à théoriser et à faire prévaloir sa conception de l’évaluation. On se contentera ici d’indiquer – au risque de caricaturer quelque peu – les périodes qu’il a retenues et la caractéristique majeure qu’il attribue à chacune d’entre elles :
Jusqu’en 1984, la politique d’évaluation, centrée sur l’évaluation des élèves, est dominée par les inspecteurs généraux, qui sont en position de critiquer ou d’accompagner les démarches concurrentes.
À partir de 1984, ceux-ci maintiennent leur domination en développant leur art de l’extrapolation empirique au niveau de l’établissement scolaire et non plus des seuls élèves. Mais dans le même temps, les statisticiens du ministère font progressivement de leur institution (devenue la DEP en 1987) l’interface structurante entre les chercheurs, les décideurs, les experts internationaux et les administrateurs.
Au cours de la décennie 1987-1997, ce sont eux qui vont « dominer », en prenant progressivement en main les rapports avec les institutions internationales, en proposant de nombreux outils d’évaluation aux décideurs et aux acteurs, en développant les travaux d’évaluation du système éducatif dans son ensemble et à tous les niveaux, et en théorisant leur conception de la science du constat chiffré et de ses usages par les acteurs du système.
En 1997, le Ministre Claude Allègre brise cette dynamique et une « concurrence sans leader » s’instaure, alors qu’apparaissent de nouveaux évaluateurs comme l’OCDE ou la Cour des Comptes.
Enfin, 2005 marque sans doute le début d’une nouvelle période, avec un retour en force dans le domaine de l’évaluation, des responsables politiques qui font prévaloir une conception de l’évaluation, celle de l’évaluation de la performance de l’État, avec la mise en place de la LOLF et le développement des audits de modernisation. Ils font appel à de nouveaux évaluateurs, comme les inspecteurs des Finances, et les travaux de l’OCDE (en particulier PISA) constituent une référence à laquelle il est de plus en plus fait appel.
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Avec cet ouvrage, l’auteur nous propose une histoire, fort bien documentée, de l’évaluation de l’action éducative au cours des cinquante dernières années.
On peut, après l’avoir lu, se poser une question. L’importance donnée à la concurrence entre les évaluateurs comme moteur de la politique d’évaluation éducative est certainement justifiée, mais peut-elle, à elle seule, donner toute la trame de l’histoire de l’évaluation de la politique éducative ? Le fait qu’il n’ait pas existé, en France, au cours de cette période, de demande clairement formalisée d’évaluation de la part des décideurs politiques, est incontestable. Mais ont-ils été pour autant passifs et cela n’a-t’il pas correspondu et ne correspond-il pas encore plus aujourd’hui à un mode de régulation du système éducatif par les responsables politiques qui leur permet de garder les mains libres afin d’instrumentaliser à chaque instant les travaux d’évaluation qui leur conviennent le mieux ?
Jean-Claude EMIN