Coordonné par Sylvain Broccolichi, Choukhri Ben Ayed, Danièle Trancart

Ecole : Les pièges de la concurrence - Comprendre le déclin de l’école française

6 février 2011

École : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française.

Coordonné par sylvain Broccolichi, Choukhri Ben Ayed, Danièle Trancart.

La Découverte, Paris, 2010

Est-ce réellement du choix de l’école que peut venir le salut pour notre système éducatif ? C’est pourtant ce que suggère, dès 2007, la demande de suppression de la carte scolaire par le président de la République, mesure qui serait censée égaliser les conditions de scolarisation, principe majeur de la méritocratie scolaire . Telle est la question qu’aborde cet ouvrage qui prend appui sur une recherche effectuée à la demande du MEN et de la DATAR dans le cadre de l’appel à projets « Éducation et formation : disparités territoriales et régionales ». Conduite entre 2000 et 2006, cette recherche a fait l’objet d’actualisations jusqu’en 2010.

Au-delà du constat, maintenant bien connu, des disparités entre établissements scolaires, en particulier entre collèges, l’ouvrage s’efforce de décrire les processus qui renforcent ces disparités et dégradent les conditions de scolarisation dans nombre d’espaces scolaires urbains. Combinant approche historique, analyse statistique et enquêtes de terrain – ce qui n’est pas le moindre mérite d’une recherche qui a associé dix-sept chercheurs de diverses disciplines – il se propose de comprendre les situations et les facteurs favorables aux apprentissages et d’en dégager des pistes à explorer pour sortir notre système éducatif de la voie du déclin et de l’inégalité. Il permet ainsi d’aller au-delà du débat – trop souvent réduit à l’opposition des « pour » et des « contre » – que provoque la perspective d’une suppression de la carte scolaire.

Il est organisé en une démarche progressive conduite en cinq parties.

1. La première – historique – pointe le décalage entre les idéaux de justice et d’égalité de l’École et la réalité d’une institution scolaire qui est longtemps restée marquée par d’importantes ségrégations, et constate que ses transformations récentes ont plus massifié que démocratisé l’école.

Le maintien dans un « collège unique » des élèves qui en étaient auparavant exclus dès la fin de cinquième a été réalisé sans aménagement des conditions d’apprentissage tenant compte des facteurs sociaux d’échec, et la persistance de l’« idéologie des dons » a conforté une politique consistant à offrir une égalité formelle des cursus au détriment d’une égalisation réelle des chances d’acquérir savoirs et diplômes. Les inégalités de résultats entre les collèges de milieu populaire et les autres s’en sont trouvées renforcées et sont devenues particulièrement visibles.
La politique d’éducation prioritaire qui avait pour objectif affiché de corriger l’inégalité sociale et de lutter contre les effets de la ségrégation n’a pas rempli son objectif. « Relancée » à quatre reprises – ce qui témoigne de ce qu’elle n’a pas toujours été prioritaire – elle n’a surtout jamais « assuré le renforcement sélectif de l’action pédagogique » dans les zones qui en avait le plus besoin, en n’envisageant pas, au nom de la « liberté pédagogique », d’agir directement sur la gestion scolaire des apprentissages.
La ségrégation sociale et scolaire des établissements à incité les parents les plus informés à déroger à la carte scolaire, d’autant qu’au fil des dernières décennies, la sectorisation a été de plus en plus allégée sans la moindre régulation nationale.

2. La deuxième partie – essentiellement statistique – fait le constat d’une France scolaire morcelée après avoir souligné les faiblesses et les dangers des analyses comparatives entre établissements.

La critique des analyses comparatives et des indicateurs qui les étayent, est double : technique, car la concentration des « bons » élèves dans les établissements les plus recherchés induit le risque de prendre pour de l’efficacité la sélectivité dont ils font preuve dans le choix des meilleurs élèves ; politique car les évaluations opérées à l’échelle des établissements peuvent avoir des fonctions et des effets très différents selon qu’elles permettent d’organiser des politiques d’aide aux établissements les plus en difficulté ou que, comme en France, elles apparaissent comme des classements qui confortent la mise en concurrence d’établissements que leur localisation et leur recrutement confrontent à d’inégales difficultés.
C’est pourquoi, pour apprécier l’ampleur des disparités entre établissements et leurs conséquences sur les acquis scolaires des élèves, les auteurs procèdent à « un changement de focale » en effectuant des comparaisons à une échelle où la sélectivité intervient peu : les départements, dans la mesure où la quasi-totalité des élèves y restent scolarisés.
Dans plus de la moitié des départements la réussite est conforme à ce que permet de « prédire » leur profil social. Les autres sont, relativement à leur profil, en « sous-réussite » ou en « sur-réussite ». Ceux en « sous-réussite » sont tous situés dans le bassin parisien ou à proximité, et sur la côte méditerranéenne. Ceux en « sur-réussite » correspondent aux régions peu urbanisées du massif central et du sud-ouest. La Loire est le seul département urbanisé en nette « sur-réussite ».
Les départements les plus en « sous-réussite » - qui s’écartent deux à trois fois plus de la moyenne nationale que ceux en « sur-réussite » - sont ceux dont les collèges, dont une forte proportion est située dans une agglomération urbaine, sont les plus ségrégués et surtout les plus hiérarchisés. Il n’en va pas de même dans les départements en « sur-réussite ».
Une analyse plus poussée qui s’intéresse aux acquis scolaires selon les groupes sociaux dans les deux types de départements, confirme que les moins favorisés socialement sont les plus sensibles aux conditions de scolarisation. Elle révèle surtout que les écarts de réussite entre groupes sociaux sont plus marqués dans les départements en « sous-réussite, et que tous les groupes sociaux, même les plus favorisés pâtissent d’une scolarisation dans un département en « sous-réussite ».

La concurrence et la hiérarchisation des établissements sont ainsi associées, non seulement à de moins bonnes réussites globales, mais aussi à de plus fortes inégalités.

3. La troisième partie – constituée d’enquêtes de terrain – se propose de montrer que la concurrence produit plus d’échecs en s’intéressant à l’évolution des collèges de trois départements en « sou-réussite ».

La description de l’évolution des collèges ZEP des Yvelines, de Seine-Saint-Denis et de l’agglomération nantaise illustre la « spirale » des fuites (d’élèves mais aussi d’enseignants), de la ghettoïsation et de la dégradation des résultats qui se développe lorsque les contrastes entre collèges proches sont particulièrement visibles et stigmatisants pour les plus défavorisés.
Mais, au-delà des situations les plus extrêmes que connaissent ces établissements ghettoïsés, c’est une hiérarchisation sociale et scolaire des collèges que l’on constate dans les départements les plus en « sous-réussite ». L’effet de contagion des collèges les plus ghettoïsés vers ceux qui le sont moins entraîne chez ceux-ci, une fuite « en cascade » que les responsables locaux s’efforcent de freiner en créant des classes « protégées » dont les élèves sont sélectionnés en fonction de leurs dossiers scolaires. Les soupçons de discrimination, voire d’« ethnicisation » créent des tensions entre élèves et enseignants des classes hiérarchisées et entre enseignants et administration. De plus, dans ces collèges, le développement d’évaluations et de classements qui visent à légitimer les ségrégations renforce les inégalités et génère dévalorisation et perte de confiance chez des élèves, initialement en réussite, qui « chutent » en arrivant dans les « bonnes classes » du collège où ils ont été admis après avoir réussi à déroger à leur secteur d’origine. Les enfants des groupes sociaux intermédiaires sont les plus touchés.

C’est ainsi un cercle vicieux de concurrence et de hiérarchisation des espaces scolaires qui se développe dans les territoires les plus ségrégués sur le plan socio-résidentiel.

4. La quatrième partie – également fondée sur les enquêtes de terrain – montre comment et dans quelles conditions, le processus cumulatif qui vient d’être décrit peut parfois s’inverser.

L’histoire – longue, puisqu’elle remonte au début des années 1980 – de trois collèges permet de mettre en évidence des conditions favorables aux apprentissages, et ceci même dans des situations particulièrement difficiles.

Deux collèges ZEP, l’un dans les Yvelines, l’autre dans la ZUS de l’agglomération nantaise ont ainsi connu un « âge d’or » autour des années 1980.
Le premier a été créé en 1977 dans une ville nouvelle où une grande cité d’habitat social a été implantée dans une petite commune rurale. Seul collège de la commune, il a été un puissant vecteur de brassage social sur un territoire. Collège expérimental, il a été, sous l’impulsion d’un principal et d’une large majorité d’enseignants qui participaient collectivement à la mise en pratique d’actions innovantes, un lieu de dynamisme pédagogique particulièrement actif. Il a eu pendant treize ans des résultats tout-à-fait honorables comparativement aux moyennes départementales, alors qu’il accueillait une population beaucoup plus défavorisée. La création d’un second collège dans la commune, malgré l’opposition du principal et de l’équipe éducative, qui craignaient à juste titre qu’elle se traduise par un « clivage social pernicieux », a entraîné un processus de déstabilisation dans cet environnement scolaire fragile : départ du principal, tensions et violences, fuites d’élèves vers le nouveau collège qui correspondait à un secteur un peu moins défavorisé socialement, découragement et turn over croissant des enseignants. Dans une telle situation, l’absence de soutien hiérarchique de l’inspection académique qui se contentait de rappeler les objectifs nationaux en renvoyant aux « acteurs locaux » la responsabilité de trouver et mettre en place des solutions adaptées au contexte n’a pu qu’accentuer le découragement.
A Nantes, un long partenariat entre enseignants et travailleurs sociaux a prouvé que familles et enseignants ne veulent pas systématiquement fuir un collège dont la population est fortement dévalorisée, lorsque la qualité des apprentissages et du climat scolaire ainsi que l’intérêt du travail sont maintenus. L’implication des responsables de l’Éducation nationale (y compris l’inspecteur d’académie et le recteur) ainsi que de la ville et du conseil général a soutenu des actions visant notamment la restauration de la « puissance parentale » et la réintégration au collège des élèves décrocheurs. Le travail collectif dans un dispositif de centration sur les apprentissages a même permis que des élèves de milieu plus favorisé reviennent au collège, ce qui prouve que la « spirale » des fuites peut s’inverser. Mais là aussi, l’expérience n’a pas résisté à la rupture du lien entre la mobilisation des acteurs et le soutien des hiérarchies institutionnelles, lien qui lui avait assuré auparavant une certaine pérennité.

Ces deux situations montrent la fragilité des constructions collectives et l’influence décisive des contextes urbains et des soutiens institutionnels sur le caractère pérenne des actions menées localement.

Quant à la Loire, c’est le seul département urbanisé dont les collèges présentent jusqu’ici des situations de « sur-réussite » stables dans la durée. L’explication est à rechercher dans le contexte de mixité sociale et de solidarité qui caractérise ce département de tradition industrielle où les immigrations ont été intégrées dans un « brassage » avec les populations provenant de l’arrière pays rural, et où le paternalisme a produit des effets positifs en matière d’éducation. Une solide continuité éducative entre l’école et le champ associatif y existe d’autant plus que les enseignants sont attachés à leur territoire.
Dés début des années 1980, le département a été l’objet des premières expériences d’assouplissement de la carte scolaire, mais une régulation et un réaménagement des secteurs et des offres scolaires, organisés en accord entre les chefs d’établissement avec l’inspection académique et la conseil général, ont permis de limiter l’effet du libre choix des établissements alors qu’une forte baisse démographique touchait tous les établissements. Cette régulation a sans doute profité du fait que, contrairement à la région parisienne, l’agglomération stéphanoise n’a pas d’espace résidentiel « privilégié » de taille suffisante pour constituer un secteur scolaire : tous les collèges y présentent une mixité scolaire effective et leur petite taille incite à une prise en charge pédagogique adaptée de chaque élève dans les structures « normales » de scolarisation.

Mais cette situation, largement due à la conjonction de facteurs extérieurs, apparaît fragile et la politique actuelle d’assouplissement de la carte scolaire fait craindre, là aussi, une hiérarchisation des collèges.

5. La cinquième partie ouvre le débat en proposant quelques pistes de compréhension des évolutions qui viennent d’être retracées.

Les fonctionnements positifs observés sur le terrain renvoient à une multitude de facteurs imbriqués, en lien avec les situations locales, mais, « dans la plupart des cas, c’est la stabilité des équipes qui fait la différence, la continuité du travail enseignant, la durée pour tisser des liens entre l’établissement et son contexte ». Mais un vrai partenariat local doit plus à l’action des hommes qu’à l’institution ; il est possible, mais il n’est pas reproductible.

Fuite des élèves et turn over des professionnels constituent le second point des observations ; ces phénomènes ne sont pas nouveaux mais sont manifestement en voie d’accélération. Ils le sont d’autant plus que la ghettoïsation et la hiérarchisation des établissements s’inscrivent dans une « spirale » qu’il est difficile d’arrêter. À défaut d’actions significatives pour rétablir la mixité sociale, tout repose sur le travail enseignant ; or, dans les situations les plus difficiles, la rupture est parfois profonde entre élèves et enseignants, écartelés entre leur formation, leurs tâches et leur public.

Les régulations à la disposition des décideurs sont faibles, voire incohérentes ; l’autonomie de fait des acteurs est considérable et ils doivent opérer des choix décisifs sans garde-fous organisationnels. C’est une logique de marché « interne » qui prévaut pour les postes, les élèves et même les classes. Pour les postes, les dispositifs correctifs qui ont pu être mis en place (postes à profil) disparaissent les uns après les autres. Pour les élèves, le « démarchage » des élèves de catégories supérieures ou moyennes par les établissements est rarement combattu, quand il n’est pas encouragé. Pour les classes, des options, des spécialités particulières créent une ségrégation scolaire et sociale au sein des établissements. Quant à l’éducation prioritaire, le dispositif ne s’est pas traduit par un véritable étayage des pratiques pédagogiques en situation.

Alors que depuis les années quatre-vingts, le recours au local (au territoire) s’est imposé comme une nouvelle donne, les limites d’une action éducative locale sont manifestes. En effet, les politiques territorialisées se contentent de renvoyer les acteurs de terrain à des injonctions contradictoires : comment adapter leur action à la réalité locale tout en étant soucieux d’agir au nom de l’égalité des usagers ? Comment concilier les pratiques réelles et l’idéal professionnel ? Les rares dispositifs destinés à soutenir les enseignants « en souffrance » ont tendance à individualiser et à psychologiser cette souffrance, à culpabiliser, ce qui évite de poser la question politique de la professionnalisation : pourtant le turn over dans les établissements difficiles ne relève pas du fatalisme, pas plus qu’il n’est un problème moral. Dans d’autres institutions, tout aussi confrontées à l’accueil de publics difficiles, la collégialité des pratiques professionnelles, la supervision des équipes par un personnel tiers, des temps encadrés d’analyse de la pratique professionnelle, contrastent avec l’isolement de l’enseignant de l’Éducation nationale.

Dans ces conditions, des sursauts locaux peuvent se produire, comme l’on montré les enquêtes de terrain, mais ils sont dus à la conjonction – hasardeuse – de facteurs humains et de données de contexte favorables, et non aux régulations du système. Ils sont donc fragiles et rarement durables.

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À l’issue de cette lecture, faut-il conclure à une « aggravation inexorable » de notre système éducatif ? Il est clair que le libre choix des établissements ne constitue en rien une solution. En revanche, il faut construire des régulations ne s’intéressant pas uniquement aux modalités de répartition des élèves entre les établissements, mais visant surtout à agir sur les sources des fuites en donnant aux équipes les moyens d’aménager partout des conditions d’apprentissage adaptées aux contextes. Les expériences évoquées ont montré que c’était possible, à condition de mieux former et de mieux soutenir les professionnels confrontés aux situations les plus difficiles.

Jean-Claude EMIN


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